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Le blog de Chantecler
28 juin 2008

Le crapaud

Yavait un crapeau sur la route, ce soir. Quand il a vu nos phares, il s'est dandiné pour se ranger contre un mur. De temps en temps il tentait un petit saut balourd.
Yavait des lucioles sur la route, ce soir. Elles étaient dans les arbres des côtés, et papa a ralenti pour qu'on puisse mieux les voir. Quand on roule, on voit des lignes vertes à la place des points verts.
Yavait une souris sur la route, ce soir. Ou un mulot, ou un campagnol, ou un rat, vu son état, je peux pas dire. C'était allongé sur le bitume, les tripes à l'air.

Yavait des étoiles sur la route, ce soir. Regardez le ciel : certaines sont mortes depuis des milliers d'années, et pourtant elles brillent encore.
Pas le temps de s'ennuyer. Un pet d'âme, qui se dissipe vite.

Je voudrais pas crever
Avant d'avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver

Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d'argent
Au nid truffé de bulles

Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu

Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre

Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards

Sans avoir regardé
Dans un regard d'égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres

Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu'on attrape là-bas

Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si, si, si je savais
Que j'en aurai l'étrenne

Et il y a aussi
Tout ce que je connais
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d'algues
Sur le sable ondulé
L'herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L'odeur des conifères

Et les baisers de celle
Que ceci, que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l'Ursula

Je voudrais pas crever
Avant d'avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J'en dis pas plus, faut bien
Rester révérencieux

Je voudrais pas mourir
Sans qu'on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures

La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur

Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs

Tant de choses à voir
Àvoir et à entendre
Tant de temps à attendre
À chercher dans le noir

 

Et moi, je vois la fin
Qui grouille et qui s'amène
Avec sa gueule moche
Et qui m'ouvre ses bras
De grenouille bancroche

Je voudrais pas crever
Non, monsieur; non, madame
Avant d'avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu'est le plus fort

Je voudrais pas crever
Avant d'avoir goûté
La saveur de la mort...


Boris Vian

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